Revue & Corrigée – Feuilles



01-12-2023 Revue & Corrigée

extraits :

“C’est par cette pièce que j’ai découvert le quartet de Joris Rühl, au Shakirail de Paris, lors du Festival Umlaut 2022. Il y avait là les clarinettes de Joris et de Xavier Charles, l’accordéon de Jonas Kocher et les percussions de Toma Gouband, et je me souviens de la précision de l’exécution, du ca- ractère minimal et répétitif de la forme adoptée, ainsi que de l’apparente liberté des gestes. L’ensemble m’avait alors plongé dans une méditation sans objet, attentive seulement au développement des sons et à leurs varia- tions sur la durée. La question du rapport improvisa- tion/composition se posait parfois, sans que j’y accorde une réelle importance : la proximité des lignes et l’in- telligence de leur trame su saient à mobiliser tous mes sens.

La parution de Feuilles sur le label Umlaut permet une écoute plus analytique, notamment orientée vers le processus créatif. Il apparaît ainsi que le matériau né- cessaire fut sans doute improvisé, mais que la pièce ne pouvait être nalisée que par un minutieux travail de composition dont Joris assuma la responsabilité, avant d’en livrer les clés à ses partenaires désormais inter- prètes. De même, la pertinence des quali catifs « mini- mal » et « répétitif » ne résiste pas à une écoute plus stu- dieuse. Certes, les sou es et certaines frappes s’étirent, se confondent et se re ètent dans une succession de miroirs déformants – mais le fourmillement récurrent de matières enchevêtrées, la brusque intervention de timbres jusqu’ici muets, la montée progressive du vo- lume et l’émergence régulière de motifs encore incon- nus révèlent une tension permanente qui ne caractérise guère le style invoqué plus haut. Les fréquentes inter- ventions de Toma Gouband brisent également les ten- dances dronesques des anches et des lames. De cliquetis lumineux sur les pierres sonnantes en cymbales loin- taines à peine e eurées, de tintements aigus sur les clo- ches de céramique en bruissements de feuillages, le per- cussionniste bouscule avec leur assentiment l’évanes- cence des surfaces déployées par ses comparses. Quant à la structure générale de l’œuvre, elle n’a d’égale que la cohérence du quartet, plus proche de l’expression cho- rale que de la juxtaposition de voix individuelles. Si la musique vient du néant pour y retourner après de trou- blantes métamorphoses, l’ouverture con ée aux vents semble issue d’une matière compacte et souterraine, quand la coda se disperse dans un brouillard abstrait de cymbales réverbérées jusqu’à la dissolution de leurs vibrations. Entre-temps, l’image acoustique de Feuilles n’épousera pas le tracé immuable d’une parabole : dès le premier tiers, après un détour par les aigus suivi d’un trait d’accordéon particulièrement tendu, les percus- sions imposeront un rythme déterminant qui a ole- ra les clarinettes. Lesquelles se lanceront, au bout de quelques minutes, dans une ritournelle réitérée jusqu’à sa propre désintégration. Et il en ira ainsi, de surprises en échappées belles, tant que la brume n’aura pas noyé la dernière manifestation de vie.

L’écoute d’un tel album ne prend pas de temps, elle en donne ! Par sa maîtrise de la durée et sa capacité à fausser les dimensions comme les notions d’immobilisme et de mouvement, Feuilles nous apprend à jouir de l’éternité d’une seconde, quand tant de jours se voient sacri és à la vacuité du quotidien.” Joël PAGIER


“It was with this piece that I discovered Joris Rühl’s quartet, at the Shakirail in Paris, during the Umlaut 2022 Festival. It featured the clarinets of Joris and Xavier Charles, the accordion of Jonas Kocher and the percussion of Toma Gouband, and I remember the precision of the execution, the minimal and repetitive nature of the form adopted, and the apparent freedom of gesture. The ensemble plunged me into an objectless meditation, attentive only to the development of sounds and their variations over time. The question of the relationship between improvisation and composition sometimes arose, but I didn’t attach any real importance to it: the proximity of the lines and the in- telligence of their weave were able to mobilise all my senses.

The release of Feuilles on the Umlaut label makes it possible to listen to the piece in a more analytical way, focusing in particular on the creative process. It is clear that the necessary material was undoubtedly improvised, but that the piece could only be brought to fruition through meticulous compositional work for which Joris took responsibility, before handing over the keys to his now-interested partners. Similarly, the relevance of the quali catives ‘mini- mal’ and ‘repetitive’ does not stand up to more stu- dious listening. It’s true that the sou es and certain strokes stretch, merge and repeat themselves in a succession of distorting mirrors – but the recurrent swarming of entangled materials, the sudden intervention of hitherto silent timbres, the gradual rise of the vo- lume and the regular emergence of as yet unknown motifs reveal a permanent tension that hardly characterises the style referred to above. Toma Gouband’s frequent inter- ventions also break up the dronesque tendencies of the reeds and blades. From luminous clicks on the ringing stones to distant cymbals that are scarcely ever heard, from high-pitched tinkling on the ceramic bells to the rustling of foliage, the per- cussionist, with their consent, disrupts the evanescence of the surfaces deployed by his comparses. As for the general structure of the work, it is matched only by the quartet’s coherence, closer to choral expression than to the juxtaposition of individual voices. If the music comes from nothingness only to return to it after troubling metamorphoses, the wind opening seems to emerge from a compact, subterranean material, while the coda disperses into an abstract fog of cymbals reverberating until their vibrations dissolve. In the meantime, the acoustic image of Feuilles does not follow the immutable outline of a parable: from the first third, after a diversion through the high notes followed by a particularly tense accordion line, the percussion imposes a decisive rhythm that carries the clarinets along. After a few minutes, the clarinets launch into a ritornello that is repeated until it disintegrates. And so it goes, surprise after surprise, until the fog has drowned out the last sign of life.

Listening to an album like this doesn’t take time, it gives you time! Through its mastery of duration and its ability to distort dimensions and notions of stillness and movement, Feuilles teaches us to enjoy the eternity of a second, when so many days are sacrificed to the emptiness of everyday life.” Joël Pagier